Alchimie, textes et mythes (hist.)

            Le désir de jouvence est né avec l'humanité, et les écris retraçant des mythes occidentaux en rapport avec l'immortalité renvoient à des traditions culturelles très anciennes, gréco-romaines aussi bien que bibliques. Datant des premiers siècles de notre ère, des textes évoquent un peuple issue des « Macrobcs ». Ils portent le nom de Pandes et habitent dans des vallées, vivent deux cents ans et ont les cheveux blancs dans la jeunesse, noirs dans la vieillesse. C’est de cette croyance que naîtra vers la fin du XVIII° siècle le terme de « macrobiotique » pour désigner les techniques modernes de prolongation de la vie. Historiquement, l'alchimie reste parmi les mouvements les plus remarquables à s'interesser à l'abolition de la mortalité. L'alchimie occidentale est principalement basée sur la transmutation des éléments. L'un de ses buts est la fabrication d'un élixir de longue vie qui permette de conserver éternellement la jeunesse.

Textes et croyances

Ces mythes de longévité investissent de manière onirique l’espace et le temps. Les Grecs anciens imaginent des régions du monde  "hyperboréales" - mot d'origine grecque qui signifie au-delà (hyper) du vent du nord(boreas) - ou des populations ont une durée de vie inhabituellement longue. Et la Genèse (V,9-29) raconte l’existence de dix patriarches « ayant vécu entre 365 et 969 avant le Déluge », le plus âgé d’entre eux étant Mathusalem et le plus jeune, Hénoch.
Hénoch et le prophète Élie, lui-même devenu immortel par le transfert dans les cieux de son corps encore vivant, sont souvent représentés ensemble dans les mappemondes médiévales, à côté du paradis terrestre où Adam et Eve ont pu jouir un certain temps de l’arbre de vie qui conférait la vie éternelle. Car, avant le péché originel, Adam et Eve avaient un corps quasi immortel.

Royaume du prêtre Jean et fontaine de jouvence

Plusieurs textes de l’Ancien Testament rappellent pourtant les termes que Dieu a fixés à la vie humaine : 70. 80, 100 ans.
Malgré cela, le rêve d’une exceptionnelle longévité ne se démentit pas. Au XII° siècle, il franchit même une nouvelle étape : le 27 septembre  1177, le pape Alexandre III décide d’envoyer son propre médecin, Philippe, au prêtre Jean, auteur de la célèbre lettre qui circule à cette époque en Occident pour lui demander de se soumettre a son autorité. En effet dans le fabuleux royaume du Prêtre Jean, placé sous le signe de l’abondance, il est question d’une fontaine a laquelle « si, a jeun, quelqu’un boit par trois fois, il sera préservé de toute infirmité et demeurera tel qu’il était a l’âge de trente-deux an ». Le royaume posséderait aussi des « pierres que nous apportent souvent les aigles (symbole d'immortalité) grâce auxquelles nous pouvons rajeunir et retrouver la lumière ».
La lettre du prêtre Jean reprend ainsi des éléments provenant de la légende de la fontaine de jouvence. On lisait dans ce poème épique que lors d’une expédition en Inde, Alexandre avait rencontré quatre vieillards qui lui avaient parlé de l'existence de trois fontaines miraculeuses. La première redonnait la vie aux défunts. La deuxième conférait l'immortalité mais n’était accessible qu'une fois par an. La troisième, dont l’eau provenait d’une des quatre rivières du paradis, avait le pouvoir de faire rajeunir. Alexandre, ainsi que les quatre vieillards, se baignèrent dans cette troisième fontaine et retournèrent à la condition d’hommes de 30 ans.


Elixirs de jeunesse

                Quelques décennies plus tard, la croyance en une possible extension de la vie progresse encore d’un cran avec la diffusion cette fois des secrets de fabrication d’élixirs de jeunesse. Vers 1230-1240 apparaît en effet un texte d’un genre totalement nouveau pour la culture médiévale, entièrement consacré aux remèdes qui devraient permettre de « retarder les accidents de la vieillesse ». L’auteur de ce texte qui se présente comme «  seigneur du château Goet », sans doute un pseudonyme - est inconnu.  Le seigneur du château Goet a lu des traités arabes, notamment ceux d’Avicenne, pour qui vieillir équivaut à perdre progressivement  l’équilibre des qualités qui composent le corps de l’homme (chaud, sec, froid, humide). Plus on vieillit, plus le chaud et le sec se perdent au bénéfice du froid et de l’humide. Il convient donc de disposer de remèdes en mesure de conserver la « chaleur innée ».


Goet appelle ces remèdes «  occulta » car « celui qui possède le secret de toutes les propriétés occultes transgresse toujours tôt ou tard la loi divine » (et l’ordre de la nature). Il s'agit de sept substances dont il serait possible d’extraire la «  vertu » (c'est-à-dire la substance).
La première de ces substances est l’or, qui, inaltérable, réside caché dans la terre. La deuxième flotte dans la mer : il s'agit tantôt de l'ambre, tantôt des perles, qui ont le pouvoir de conserver le froid des océans. La troisième rampe sur la Terre c’est la vipère, qui a le pouvoir de renouveler sa jeunesse en changeant de peau et résiste à l'action de ses propres poisons. La quatrième, qui croît à l’air libre, est le romarin, qui a maintenu longtemps sa réputation d’instrument de longévité. Le cinquième occultum, qui porte le nom sybillin, « l’effluve de jeunesse » renvoie au texte de la Bible (I Roi I) : « Le roi David était un vieillard avancé en âge ; on lui mit des couvertures sans qu’il put se réchauffer. Alors ses serviteurs lui dirent : Qu’on cherche pour le roi une jeune fille qui assiste le roi et qui soigne, elle couchera sur ton sein et cela tiendra chaud au roi… «  Cette jeune fille soigna le roi et le servit, mais le roi ne la connut point. ». Le sixième occultum, la «  pierre carrée du noble animal » est le cœur du cerf, dont l’extraordinaire mythe est aussi ancien qu’Hésiode. Quant au septième, le bois d'aloès, il est issu du nom de l'homonyme et célèbre plante indienne. Elle fascinait par sa longévité et sa capacité de régénérer la peau.

 

L'or, paroxysme alchimique

            Goet puise les informations sur les occulta dans un texte qui a commencé à circuler dans la seconde moitié du XIIe siècle. Ce texte fort ancien, d'origine persane, est présenté comme une lettre qu’Aristote aurait adressée à Alexandre le grand. Il s’agit d’assurer la santé parfaite et donc une possible extension de sa vie au « corps du souverain ».
Les ingrédients capables de prolonger la vie proviennent, d'après ce texte, des trois royaumes du monde naturel et se mélangent pour donner vie à ce qui est mentionné comme étant la « IXe médecine de la liste » Celle-ci correspond à une recette alchimique d’origine orientale qui mélange des ingrédients de toutes sortes auxquels l'or apporte une sorte de touche finale.

            Vers 1267-1268, le franciscain Roger Bacon reprend son système de pensée mais lui donne une nouvelle orientation. Dans ce système, l’or, qui d’après Bacon possède un équilibre parfait, occupe progressivement la place centrale. Car non seulement cet équilibre propre à l’or est inaltérable, mais il s’améliore «lorsqu’on l'approche du feu»! Ainsi, en ingurgitant de l’or, d’après Roger Bacon, le corps peut retrouver et garder l’équilibre des qualités chaud- froid-sec-humide, ce qui est indispensable pour combattre la sénescence. Bacon concentre d’abord son attention sur l’or comme tel, puis sur un or qui dépassé les 24 carats (meilleur donc que celui de nature), et finalement, sans plus aucune hésitation, sur l’or alchimique.

Pendant la vingtaine d’années durant laquelle il travaille sur le sujet, il contribue du reste à faire évoluer de manière déterminante l'alchimie . Comme cette science occulte alliant chimie et spéculations mystiques est la « médecine des métaux » puisqu'elle «  enlève toutes les impuretés et les corruptions du métal plus vil pour faire de l'argent et de l’or très purs », elle est aussi médecine des corps en « enlevant les corruptions du corps humain afin de prolonger la vie pendant plusieurs siècles »

 

R. Bacon, contrer le péché orignel

Bacon ne lit plus la Genèse sur le mode allégorique. Les 960 années de Mathusalem deviennent pour Iui des années réelles. Surtout avec Bacon, l'histoire entière de l’humanité est soumise à une lecture d'ordre physiologique : la corruption du corps vient de ce que l’homme, chassé du paradis terrestre, a cessé d’observer les règles du régime de santé, ce qui a provoqué une progressive « diminution de la vie ». Cependant, responsable d'avoir accéléré son vieillissement, l’homme dispose aussi de remède à lui opposer : l’astronomie et l’optique peuvent concentrer les rayons des étoiles sur les pierres précieuses, les herbes mirifiques, ainsi que sur la nourriture, les épices, les boissons et les médicaments ; l’alchimiste peut préparer l'or afin que l’on puisse en user dans les aliments et les boissons. Rajeunir et prolonger la vie signifie donc retrouver la condition d’Adam, lequel «  possédait une complexion presque égale et aurait pu demeurer immortel ». Mais attention : rechercher I’équilibre d’une harmonie du corps sert aussi a préparer le corps pour la vie éternelle, puisque «les corps au moment de la résurrection ne peuvent obtenir un état d'incorruptibilité et d'immortalité qu’à travers leur propre corps». L’élixir permet donc de préparer I état incorruptible du corps glorieux.

 

R. Bacon et le taoïsme chinois ancien

Ce rapport entre élixir et corps glorieux n’est pas sans rappeler des procédés utilisés par le taoïsme chinois ancien, magistralement étudiés par Joseph Needham ( 1900-1995), le grand historien des sciences de la Chine ancienne. Le but du taoïsme est de permettre au corps d’atteindre l’état de vie éternelle avec un corps éthéré par lequel l'adepte peut être incorporé dans les rangs de l'invisible hiérarchie céleste. Or les adeptes des pratiques taoïstes reconnaissent à différentes substances (plantes, minéraux, drogues ou élixirs) le pouvoir de préparer le corps de telle façon qu’il puisse jouir de centaines d’années de longévité.

Ce n’est donc peut être pas un hasard si au moment ou Roger Bacon écrit ses extraordinaires idées sur les pratiques d’élixir capables de préparer le corps glorieux, des missionnaires franciscains tels Ruysbroek et Jean de Plan Carpin  établissent des contacts avec des intellectuels chinois. Marco Polo au XIIe siècle, racontera avoir vu de tels yogis, qu il appelle « cigui » : ils ont l'habitude, nous dit-il  de prendre « de l’ argent vif et du soufre, les mélangent et en font des breuvages puis les boivent et disent qu’ainsi croît la vie et ils vivent plus longtemps. Ils disent qu’ils le font deux fois chaque mois. Et sachez que ces gens usent de ces breuvages depuis leur enfance pour vivre plus longtemps. »

Cependant le rapprochement fait par Bacon entre élixir et corps glorieux sonne aussi comme une justification théologiquement chrétienne. Il s’agissait peut être la d’une façon de légitimer des pratiques d’élixir jusqu’alors inconnues en Occident, et qui plus est, ont été proposées au Pape raignant !

 

 

S’il est vrai que jusqu’au moyen âge le rêve de l'éternelle jeunesse se nourrit d’espaces oniriques et du thème de la fontaine de jouvence ce sont surtout les remèdes disponibles, dont parlent les textes du XIIIe siècle, qui alimenteront pendant des siècles le mythe occidental de longévité. Vers 1320, l’Anglais John Dastin fait l’éloge de l’or comme instrument de rajeunissement au pape Jean XXII. Et encore en 1648 un franciscain italien amateur de pharmacopée suggère au cardinal secrétaire d’Etat de soigner le Pape Innocent X, en lui administrant poudres de vipères et or potable…