Perception de la mort en Grèce Antique (hist.)

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En Grèce antique, les mythes  polythéistes liés à la mort se font au travers d’Hadès, nom servant à désigner, depuis Homère, à la fois le royaume ombreux des défunts et la puissance qui y règne. Tandis que la mort (thânatos) est issue de Nyx (Nuit), la ténébreuse matrice intemporelle de Thanatos (Trépas) et d’Hypnos (Sommeil), les morts sont sujets d’Hadès, le frère de Zeus et de Poséidon. 

Hadès

Suivant la croyance commune, Hadès est le maître d’un lieu impalpable où règne une obscurité brumeuse. Il partage son trône avec Perséphone, fille de Zeus et de Déméter. Si Hadès détient la richesse (ploûtos), c’est parce qu’il thésaurise les morts dont il est, au nom de l’ordre du monde, le comptable sans faille. Ce « ravisseur universel», selon l’expression de Callimaque, est le « portier violent » de sa demeure : nul vivant ne doit y pénétrer, nul mort ne peut en sortir. Tandis que le dieu Hadès est la face invisible de l’ordre du monde, le lieu de l’Hadès est l’annulation des repères et des oppositions lumineuses de la vie. 

Rôle et place dans la croyance et la société antique

Hadès ne transporte pas la dépouille. Thanathos est, lui chargé de cette besogne. Hadès a pour mission de recevoir l’ombre du défunt à l’issue des rites funèbres des vivants. Le dieu et le lieu sont le point d’accomplissement de la mort. Si, selon les croyances grecques, une obscurité brumeuse voile les yeux au moment de la mort, alors cet état trouve sa pérennité dans l’Hadès où les morts sont invisibles. Toutes les inquiétudes d’une religiosité populaire se concentrent sur ces croyances. Ainsi, le peuple témoignera à Hadès le minimum de vénération qu’on puisse rendre à un dieu. 

 

 

 

Les morts : conceptions traditionelles et nouvelles homériques, platoniciennes et aristotélicienne

Dans l’Hadès se confondent les répliques ombreuses de ceux qui ont vécu. Une foule anonyme d'êtres sans conscience (de « têtes sans force », dit Homère) y est noyée dans la ténèbre : inconscience, inconsistance et réclusion définitive constituent le sort des âmes amnésiques des défunts, justes et injustes confondus. Le Grec n’en sait pas davantage car personne ne saurait écrire, parler de l’impalpable. Ce n'est pas une religion du «Livre». C’est pourquoi les croyances relatives aux jugements et aux châtiments dans l’Hadès resteront marginales, issues soit d’une inspiration sectaire (orphisme* ), soit d’une réflexion philosophique sur la conduite humaine. Ce n’est qu'avec Platon que l’Hadès devient un lieu de rétribution positive et négative.

 

              - tradition

Platon, dans le Phédon, commence par opposer deux traditions mythiques : la conception traditionnelle, celle que véhiculent les poèmes homériques, et une conception «sectaire ». Cébès évoque, dans ce dialogue, de façon ironique, l’attitude commune face à la mort :

« Tout cela, Socrate, me semble fort bien exposé ; mais ce que tu dis de l’âme suscite une grande incrédulité chez les hommes: peut-être doit-on craindre, pensent-ils, que l’âme, une fois séparée du corps, n’existe plus nulle part, et qu’elle ne soit détruite, et ne périsse, le jour où meurt l’homme ; dès le moment de la séparation, dès qu’elle sort de lui, peut-être se dissipe- t-elle comme un souffle ou comme une fumée, et s’envolant ainsi, n’est-elle plus rien nulle part ? »(Phédon, 69 e - 70 a).

 

En fait, il s’agit là de la conception traditionnelle, que l'on trouce dans un passage de l’Iliade, où l’âme de Patrocle, durant la nuit qui précède les funérailles du guerrier mort, vient s’entretenir avec Achille qui dort :

« Il [Achille] dit et tend les bras, mais sans rien saisir : l’âme [de Patrocle], comme une vapeur, est partie sous terre, dans un petit cri. Achille, surpris, d’un bond, est debout. Il frappe ses mains l’une contre l’autre et dit ces mots pitoyables : “Ah ! point de doute, un je ne sais quoi vit encore chez Hadès, une âme, une image, mais où n’habite plus l’esprit. Toute la nuit, l’âme du malheureux Patrocle s’est tenue devant moi, se lamentant, se désolant, multipliant les injonctions, elle lui ressemblait prodigieusement.” » (Iliade, XXIII).

Dans cette optique, la mort constitue pour l’individu un anéantissement presque total. Il ne poursuit son existence que sous la forme d’une entité plus ou moins évanescente, plus ou moins durable, qui s’élève dans les airs ou qui s’achemine sous la terre. Cette entité, qu’on appelle déjà psukhé dans l’Iliade et dans l’Odyssée, partage son statut de réalité non sensible avec d’autres entités tels que les dieux. Mais toutes ces entités sont imaginées à partir du monde sensible. Dieux, démons et âmes sont représentés comme des vivants sensibles, dotés cependant de pouvoirs plus grands et de facultés plus puissantes ; mais ils en partagent jusqu’à un certain point l’apparence et surtout les défauts. Réduite à l’état d’une image simpliste du défunt, l’âme semble, elle,  perdre la faculté de penser. Par la suite, elle se trouve pratiquement privée de toute individualité et ne peut donc s’insérer dans un système de rétributions ( tel que le purgatoire comme dans les croyances moyen-âgeuses basées sur la religion chrétienne) destinées à corriger dans un autre monde les injustices subies ou commises dans ce monde-ci. D’ailleurs, dans les poèmes homériques, seule est évoquée la punition de grands criminels livrés à des supplices exemplaires.

Plusieurs passages du Phédon reprennent la même idée. Suivant la conception traditionnelle, l’âme n’est pas assurée d’une survie véritable, et surtout elle perd ce qui fait son individualité, sa mémoire et donc sa pensée. Face à cette perspective lugubre, la peur surgit et domine. Ce sentiment est très souvent évoqué dans le dialogue, où Platon rappelle l’attitude des condamnés à mort qui refusent de prendre le poison et se mettent en colère contre l’esclave qui les exhorte à le faire, ou qui cherchent à passer le temps qui leur reste à vivre, en mangeant, en buvant et en faisant l'amour (Phédon, 116e- 117 a). Attitude très naturelle, si l’on craint que l’âme ne soit rapidement dissoute après avoir quitté le corps, la mort n’étant que le prolongement provisoire (l'âme a une durée de vie limitée) , et sous une forme diminuée, de la vie physique.

 

              - nouvelle conception : immortalité de l'âme

À cette conception traditionnelle s’oppose une autre qui relève également du mythe. Cette vision apparaît dans le Phédon de Platon :

« Examinons la question à peu près en ces termes : est-ce que les âmes des hommes qui ont cessé de vivre existent dans l’Hadès, ou non ? Il existe une antique tradition, dont nous gardons mémoire, selon laquelle les âmes arrivées d’ici existent là-bas, puis à nouveau font retour ici même et naissent à partir des morts. S’il en va de cette façon, si c’est à partir de ceux qui moururent un jour que les vivants naissent à nouveau, que conclure, sinon qu’elles doivent bien exister, nos âmes, quand elles se trouvent là-bas » {Phédon, 70 c ; trad. M, Dix- saut).

Suivant ce nouveau mythe, l’âme séparée du corps dans lequel elle s’était incarnée, après avoir vécu, descend dans l’Hadès, d’où après un certain laps de temps elle revient s’incarner dans un autre corps. Il y a là un ensemble d’idées qui, à la fin du Ve s. av. J.-C., n’étaient sans doute ni très anciennes ni très répandues. 

La notion d’une âme immortelle et indestructible a mis du temps à se répandre dans la mesure où elle récusait la nette séparation établie entre les hommes et les dieux, séparation qui constitue un trait fondamental de la religion grecque archaïque. Si son âme est immortelle et surtout indestructible, l’homme s’apparente à la divinité, à laquelle il doit chercher à s’assimiler. Cette assimilation constitue l’idéal philosophique de Platon. Il a donc fallu attendre que cette séparation puisse être conçue de façon moins absolue pour que l'idée de l'immortalité et de l'indestructibilité de l'âme se répande. 

 

 

            - Aristote

Aristote ne semble pas s’être intéressé à la question de l’immortalité de l’âme ; il n’y croyait pas, semble-t-il. Si l’âme est aussi solidaire du corps que le laisse clairement entendre la définition de l’âme au début de l'oeuvre De anima, alors l’âme connaîtra le même sort que le corps. Il y a, bien sûr, la fameuse affirmation de III, 5, qui demeure encore aujourd’hui très obscure. Dans ce passage, Aristote distingue une intelligence qui rend effectivement intelligibles les réalités en question et affirme de celle-ci qu’elle est immortelle ; mais il est difficile de savoir si cette intelligence est attribuable au sujet individuel et constitutive de l’homme ou, au contraire, un principe impersonnel, puisque Aristote la tient pour éternelle et toujours en acte, lors même que le sujet ne pense pas.

 

Après Platon et Aristote, les données du problème évoluent, même si les prises de position en faveur de l’immortalité de l’âme, ou contre, se multiplient et se diversifient.